Le retournement d’Aisha Khan avait été rapide, si on fermait les yeux sur la longue et frustrante guerre mentale menée entre ses obligations et sa conscience. La sortie de son article avait déclenché une escarmouche violente sur les réseaux, les deckers des deux côtés de la loi se livrant une bataille sans merci pour son destin. Les uns s’acharnaient à le détruire et à le circonscrire quand les autres s’empressaient de le diffuser et de le répliquer au maximum.
Dans ce chaos, il avait aussi fallu extirper la journaliste des radars des traqueurs, lancés sur elle par l’émission d’un avis de recherche à son nom. Elle n’était pas la plus rentable des cibles, mais elle était sans nul doute une cible facile à cet instant, avec la plupart des Rebels occupés par leur conflit virtuel avec les corporations. Il avait fallu lui allouer des ressources et les corporations avaient fini par circonscrire l’article aux réseaux clandestins qui lui échappaient encore, sa portée sur le monde au sens large restant limitée.
Mais, malgré ce bilan décevant, les Rebels avaient sorti l’auteure du guêpier dans lequel elle s’était fourrée et, depuis, elle avait mariné en sécurité et loin des regards, physiques comme informatiques, le temps d’effacer pour de bon ses traces et de perdre les traqueurs sur des pistes factices.

Depuis qu’elle était sous la protection de la Rébellion, Aisha était en probation. On félicitait son sens moral et la publication de son article, mais les Rebels avaient appris à se montrer prudent et à ne jamais tendre la main trop tôt, se méfiant des infiltrés. Elle n’était pas prisonnière et bénéficiait d’un traitement aussi bon que les Rebels puissent lui réserver, mais elle n’était pas encore, pour ainsi dire, autorisée à reprendre sa vie active.
Les choses étaient sur le point de changer puisque, après plusieurs jours d’enquête, aucun des hackers n’avait trouvé quoi que ce soit de suspect ou de compromettant sur elle. Elle avait le profil classique de la citoyenne impliquée rattrapée par ses valeurs morales et son devoir civique et son passif ne semblait souffrir d’aucune trace de manipulation provoquée par une opération de couverture de la police ou des corporations.
Alors, Aisha avait fini par recevoir un message. Concis et laconique, il l’enjoignait à enfiler un casque de réalité virtuelle ou à connecter son jack au premier port venu pour une petite discussion.

Lorsqu’elle l’eut fait, son flux fut capturé par un programme-pirate l’attendant là et elle fut transférée de force vers un salon de discussion privé et se retrouva soudainement assise à son bureau, dans le petit espace cubique de l’open space dans lequel son éditeur l’avait parquée pendant des années. La simulation était imparfaite, mais très ressemblante et réaliste. Elle pouvait rapidement voir les imperfections révélant sa nature artificielle sans pouvoir chasser l’impression de familiarité.
Et puis, un pan de l’illusion mentale s’effondra quand l’écran lui faisant face et la séparant d’un autre cubicule disparut. A l’autre bureau, face à elle, se tenait une silhouette banale et floue, entièrement noire, qui lui fit un signe de la main avant de parler d’une voix désincarnée.

Bonjour, Aisha. Je suis Shadow, un hacker rebelle.

L’ombre émit un petit pouffement nasal.

Oui, je sais, l’avatar n’est ni subtile ni cool. Mais il me va bien.

Il resta fixe quelques secondes, en la dévisageant, et lui demanda finalement :

Comment ça va ?

Les premiers temps après la publication se résumeraient par un profond chaos et une guerre dont la journaliste ne prenait conscience. L'aide des rebelles s'avéra salutaire et lui permit, pour la première fois, de trouver un peu de repos. Dès que son enquête sur la grande mégacorporation avait commencé, elle n'avait jamais pu faire marche arrière. Constamment à chercher des indices, des témoignages et des pistes, son sommeil en avait pâti et sa santé avec, d'autant plus de la dernière ligne droite.  Il fallait que son article paraisse avant que l'on se rende compte de ses actes.

Après la parution, l'ampleur la dépassa. La nouvelle rebelle en herbe mesurait à peine ce petit chamboulement créé à son échelle ni le grand bouleversement que sa vie s'apprêtait à prendre. Car pendant un temps, Aisha s'était dite prête à mourir pour ses convictions et ne s'était aucunement attendu à ce qu'on lui tende la main. L'article fut, au début, perçu comme l'apogée de sa carrière.

Mais aujourd'hui, tout était différent. Elle avait quitté son quotidien presque paisible pour venir se terrer au QG de la résistance où la protégerait. Elle n'avait pu réellement de vie et avait profité de ses instants calmes pour se reposer, récupérer et remettre en ordre ses objectifs. Non, finalement, son article ne serait pas le dernier. Elle était désormais convaincue. NéoGénèse ne s'arrêterait pas après elle ; une fois son article enterré, les expériences reprendront. Elle devait continuer à être la messagère de la vérité aux citoyens abrutis par les élites.

Que ce soit elle ou une autre mégacorporation, elle dévoilerait tous leurs crimes. Rien n'échappera à son enquête, rien n'empêchera sa voix de s'élever. Si ce n'est la mort.

Plus motivée qu'elle ne l'a jamais été, les rebelles l'autorisaient après avoir fouillé son passé à reprendre son existence et de ce fait, son combat pour la liberté. On lui avait proposé avant qu'elle ne se jette à nouveau sur le terrain une entrevue. Le casque de réalité virtuel était posé sur son lit de fortune. Aisha le connecta, le déposa sur sa tête et se laissa transporter dans cet autre monde alternatif sans trop savoir où elle mettait les pieds.

La rebelle en herbe ne s'attendait clairement pas à être projeté dans son passé, à son ancien bureau. Son regard se déposait sur ses mains puis son t-shirt. Elle était comme à son accoutumée, ses deux petites couettes sur le sommet de la tête.


L'espace familier donnait à la fois une impression de sécurité mais un profond malaise. Il n'était pas le théâtre de ses meilleurs souvenirs, bien au contraire. Au final, son attention revint sur son interlocuteur. Sa voix suffit à la faire sursauter quand son attention, enfin, se posa sur son avatar. Elle l'observait, silencieuse. Sa présentation décontractée détonnait avec les mystères entourant son avatar.

« Bonjour. Vous savez déjà qui je suis, ça ira vite. Ça peut aller mais quitte à pouvoir me retrouver n'importe où j'aurais pas dit non à un décor de plage ! Des petits transats, à l'ombre. »

Parce que oui, elle ne trouverait jamais son aise le cul posé à son bureau. Mais l'intention était louable.

« Si nous prenons contact, c'est que nos intérêts convergent. Vous allez m'offrir votre aide dans la lutte contre les mégacorporations ? »

Aisha se doutait très bien de quel type d'aide, il pourrait lui offrir. Elle qui en avait cruellement manqué dans ses aventures solitaires. Mais avec la rébellion à ses côtés, ses objectifs devenaient enfin à porter de mains. Les prochains articles seront si méticuleusement préparés qu'ils donneront un grand coup dans la fourmilière !

Dans sa cachette, Shadow laissa un sourire fendre son visage à sa remarque sur la plage de sable fin et les transats, et son avatar sans forme s’égaya d’une bouche et d’yeux rieurs, comme on les verrait sur un emoji, le temps d’une seconde. Il appréciait ce premier contact et la journaliste correspondait à ce qu’il avait attendu de sa part. Elle avait un caractère entier et du courage, ce dont il avait fallu en quantités non négligeables pour faire ce qu’elle avait fait en soi. C’était ce dont la Rébellion avait besoin, car il était facile de décider qu’on n’avait rien à perdre et de se jeter à corps perdu dans la Révolution, mais il était bien différent de se lancer dans un combat dont on ne savait rien avec tant de choses à perdre. Les valeurs et la détermination d’Aisha Khan n’étaient déjà plus à faire.
Lorsqu’elle eut fini de parler, il y eut une seconde de flottement comme une nouvelle instance se chargeait, avant que Shadow lui réponde enfin, assez laconiquement :

Oui.

Ce simple mot transmis, la nouvelle instance entra en action et le décor se brouilla, changeant intégralement derrière l’écran destiné à ménager les sens des utilisateurs. Lorsque le flou se leva progressivement, le son vint avec, révélant un bruit de vagues et d’oiseaux tropicaux. Les cubes sans âme étaient maintenant isolés sous les cocotiers, à l’entrée d’une plage de sable blanc sans occupant. Une petite pagode à bar émettait une musique hawaïenne typique des nids à touristes.

Allons ailleurs, dit finalement Shadow en se levant.

Quand Aisha l’imita, les box se troublèrent et disparurent, ne laissant qu’une trace temporaire dans le sable. Dès qu’ils se seraient assez éloignés, la configuration reviendrait à zéro – tant parce que c’était inutile à conserver que pour préserver la mémoire limitée de ce réseau privé –.
Un peu plus loin, à l’ombre de grands parasols, deux chaises longues attendaient. Le programme intégrait certaines variables environnementales directement transmises au cortex des utilisateurs, mais la connexion indirecte d’Aisha l’empêchait de ressentir la brise, la chaleur du soleil ou la brûlure du sable.
Tout en lui emboîtant le pas, le hacker s’étendit :

Je vais te donner les droits pour personnaliser ton avatar et charger des accessoires. Tu peux puiser dans ton wallet personnel… si tu es coutumière des chats virtuels.

Il savait que c’était le cas. Les journalistes devaient aller chercher leurs informations où ils le pouvaient et comme ils le pouvaient. Parfois, se rencontrer en ligne était plus sûr et plus simple qu’en physique. Une interface se fit disponible pour Aisha et elle put commencer à considérer de personnaliser son expérience.
Arrivant aux transats, Shadow s’installa dans un soupir et laissa Aisha se poser avant d’embrayer :

Tu as besoin d’une infrastructure pour continuer ton travail. Il te faut un moyen d’acquérir des informations et de contacter tes sources, un espace où travailler, des outils pour protéger tes articles du genre de guerre virtuelle qu’a généré le dernier. Je suis… disons… assez bon dans mon domaine. Il y a des gens prêts à aider aussi. Nous – la Rébellion – pouvons t’aider à poursuivre ton combat pour la vérité.